PLANETE LES ECHOS - 19 July 2021
ERIK SAMAKH, LE LUTIN TECH
Par Marion Moulin
Publié le 19/07 à 22h51 l Modifié le 30/07 à 14h57
L’artiste français vient de remporter la mention spéciale du jury du Prix COAL 2021 avec le projet « Zone de bruit ». Depuis 35 ans, ses œuvres sonores, lumineuses et technologiques éclosent en milieu naturel.
En cet après-midi d’été, Erik Samakh a la voix rieuse. Lui et son équipe ont fini d’installer Les Lucioles en forêt de Fontainebleau pour la première édition des Nuits de la Forêt, qui débute le soir même. L’installation lumineuse, à partir de capteurs solaires, plongera les visiteurs nocturnes dans un espace féerique. Une forêt augmentée. Ce n’est pas une installation sonore « mais les lucioles émettent des lumières qui pourraient être comparées à du son, comme celui des crapauds alytes ». L’homme s’y connaît en batraciens, qu’il imite d’ailleurs volontiers. Il se souvient avoir créé un étang en Bourgogne en 1997, pour que le propriétaire des lieux puisse jouir du chant des grenouilles. Contre les prédateurs, il fabriqua un dôme en bambou de 30 mètres de long qui recouvrait la pièce d’eau. L’étang sonore devint l’œuvre, première d’une série qu’il a nommée « opéra biotique ».
Pièce d’eau ou Opéra biotique, 1997 dans les jardins de Barbirey. Création d’un étang pour assurer le développement de batraciens. L’ensemble est protégé d’une structure en bambou pour réduire l’accès aux oiseaux prédateurs. Crédit : Erik Samakh
L’œuvre-territoire
Zone de bruit renouvelle le procédé. Prenant acte du silence qui règne au sein des monocultures, de conifères par exemple, l’artiste propose d’y pratiquer une coupe blanche. La nature est alors libre de s’y développer : les plantes pionnières arrivent naturellement, l’activité biologique reprend. Une « zone de bruit » émerge de cette clairière délimitée, qui contraste avec le silence environnant et qui, de formes et de sons, compose l’œuvre. A Vassivière déjà, à la suite de la tempête désastreuse de 1999, il avait été invité en 2003 par le Centre international d’art et du paysage à recréer une forêt mixte en libre évolution (Rêves de Tijuca). Dix-huit ans plus tard, il confie joyeusement : « Je passe à présent sous les arbres. »
Plantation des Rêves de Tijuca, 2003. Crédit : Erik Samakh
L’« enfant des bois » formé à l’école d’arts de Cergy a choisi de vivre en pleine nature depuis de nombreuses années. Son domaine dans les Hautes-Pyrénées constitue son terrain d’expérimentation et son atelier. Il enregistre les sons de la forêt, aménage une bambouseraie, devenue une jungle silencieuse à rebours de la Zone de bruit. En bon héritier des artistes Fluxus, il a aboli la frontière entre art et vie.
Erik Samakh, prise de son dans les sous-sols du château de Trévarez en 2011.
Crédit : Didier Olivré, 2021
Ses œuvres puisent leur source, non pas dans le Land Art, mais dans les installations, les performances de John Cage, Joseph Beuys ou encore Fluxus. Un langage de l’irruption joueuse et même festive, souvent magique, qui a trouvé son expression dans l’utilisation d’outils technologiques peaufinés au fil du temps. Ses modules acoustiques autonomes et légers opèrent le plus souvent camouflés, dispositifs interactifs dans lesquels les éléments, l’aléatoire, jouent un rôle déclencheur.
Des sons-surprises
Les Joueurs de flûte par exemple, instruments de bambou ou de métal, sont suspendus dans des arbres (à partir de 1997). Munis de petites turbines et de capteurs solaires, ils s’animent selon l’intensité du soleil pour faire entendre la musique du vent, des feuilles, des oiseaux…
Les joueurs de flûte, 1997-2005 Titre générique de différentes installations sonores conçues à partir de flûtes harmoniques solaires. Détail d’une des 20 flûtes solaires installées dans la forêt de Tijuca, Rio de Janeiro, Brésil en 2001. Crédit : Pedro Lobo
Le Rossignol de Heinz diffuse depuis 1996 au cœur du Marais, à Paris (dans le square Georges-Cain), le chant préenregistré d’un rossignol invisible. Composé d’un capteur solaire, d’une batterie, de détecteurs de présence, de microprocesseurs, d’une banque de sons et d’une enceinte acoustique miniature, il se déclenche en fonction des mouvements détectés.
La Pierre sonore, conçue en 1993, semble prendre vie : « Tout autour d’elle, on entend des sons d’oiseaux, d’insectes et de batraciens mais, quand on s’approche trop près, tout disparaît : on dérange ce milieu, cet équilibre. La pierre devient dès lors synonyme de protection ou de lieu de vie », commente l’acousticien.
Pierre sonore, 2017. Résidence et Festival JIIAF, Parc National de Jirisan, Corée du Sud. Le paysage sonore diffusé à l’approche des promeneurs a été enregistré sur le site de l’artiste en France. Ainsi les visiteurs auditeurs se retrouvent « transportés » dans la forêt de l’artiste. Crédit : Erik Samakh
La nature partenaire
Ces installations sonores modifient notre rapport au réel en se jouant de notre perception. Elles nous relient au vivant, mais aussi au silence et à l’invisible. Plus qu’une narration, toutes offrent des sensations, des appels à écouter le monde plus finement, dans tous ses composants. Utilisés de façon ingénieuse – et écologique – les outils deviennent instruments de poésie et d’émerveillement. Erik Samakh parvient à assembler deux mondes souvent opposés qui le fascinent, la nature et la technologie.
Il est aussi un sculpteur sonore qui choisit, séquence les sons, reprenant en ce sens le flambeau d’un Knud Viktor. Ce peintre et artiste du son danois installé une grande partie de sa vie dans une ferme du Luberon, y enregistra des sons aussi subtils que celui d’un ver dans une pomme.
Erik Samakh cueille ses bouquets sonores non pas en marge mais immergé dans la nature. Enregistrer des sons prolonge une manière d’être fusionnelle. Tout comme la chasse. Ses œuvres racontent simplement son expérience de vie quotidienne dans l’intimité de la forêt.
Un art sociologique
Zone de bruit se démarque des précédentes installations par sa dimension collective et engagée. Appelée à être modélisée, la parcelle forestière est destinée à la vente. Les collectionneurs pourront acquérir un ou plusieurs terrains, selon un protocole juridique à définir. Ils s’engageront par contrat à les entretenir sans les exploiter, protégeant l’environnement et la biodiversité. L’intérêt de l’artiste, en plus de souligner « la réalité et la vérité d’une nature s’exprimant librement », est de faire essaimer ces zones : « Que se passera-t-il si des centaines d’hectares devenaient ainsi œuvres d’art ? »
La préparation de la parcelle impliquera différents acteurs : les sociétés d’exploitation forestières locales, des associations de protection de la nature, des étudiants d’écoles d’art ou d’écoles forestières, etc. La nature participative du projet n’est pas une surprise chez celui qui conçoit le jardin avant tout comme un milieu social dans lequel des individus entrent en relation les uns avec les autres. Et qui fut tôt mis en contact, à Cergy, avec les conceptions de l’artiste Fred Forest. Ce pionnier de l’art vidéo a en effet ouvert la voie dès les années 1970 au concept de territoire pensé comme œuvre. Il inventa le m2 artistique*, concevant son action artistique en termes de territoires utopiques.
Métamorphose du territoire
L’urgence écologique a aujourd’hui pris le pas sur l’esprit volontiers chahuteur et utopiste de cette veine artistique. La forêt française fait actuellement l’objet d’attentions accrues : ses 17 millions d’hectares assurent le stockage d’environ 20 % des émissions de CO2 du pays. Les dispositifs visant à accélérer son renouvellement et son adaptation au changement climatique se multiplient. L’aménagement de Zones de bruit prend part à cette préoccupation et, à son échelle, s’aligne sur la gestion stratégique mise en place par les institutions publiques ou les initiatives privées : diversifier les essences sur de petites parcelles pour développer des « forêts mosaïque », des « îlots d’avenir ». Gérer, protéger, réparer éventuellement, ne fait pas oublier la dimension critique du projet puisqu’il pointe « en creux » l’impact des monocultures intensives sur le vivant.
Zone de bruit s’entend comme un fragment, un témoin de la transformation du territoire. Elle concentre tous les rapports qu’une société entretient avec son environnement : écologiques, techniques, esthétiques, axiologiques et politiques. C’est pour l’artiste, qui vit lui-même dans une zone de bruit, une manière d’offrir un monde en partage. Son cheminement artistique qui associe technologie et nature, gravité et légèreté, bruit et silence, résiste cependant aux définitions trop étroites. Sans doute parce qu’il est tissé avec la complexité du vivant. Son éternel chapeau traveller vissé sur la tête, il repart bientôt vers sa forêt nourricière, où bruissent les abeilles, les poules, les bambous, les cerfs et… son drone. En toute liberté.
Vue de l’atelier au printemps à Astugue, Hautes-Pyrénées. Crédit : Erik Samakh
Vue de l’atelier à l’automne à Astugue, Hautes-Pyrénées. Crédit : Erik Samakh
Vue de l’atelier en hiver à Astugue, Hautes-Pyrénées. Crédit : Erik Samakh
* Le « m2 artistique » représente dans l’esprit de l’artiste un espace vierge d’un mètre sur un mètre appropriable par l’imagination de chacun par la parole, le geste, ou l’écrit. Le projet consiste à réaliser un événement médiatique visant à dénoncer la spéculation, en faisant l’amalgame entre la spéculation dans l’immobilier et celle de l’art.
Les œuvres d’Erik Samakh sont régulièrement exposées à la galerie Frédérick Mouraux à Bruxelles.